Vu le débat délètère des récentes années concernant la psychanalyse opposant des réactions acerbes [1] défensives à la hauteur des attaques [2], il me semble important de poser encore et toujours les invariants de la psychanalyse.
Les attaques contre Freud (le « Freud bashing » [traduction approximative : bousculer, cogner, frapper Freud]) s’arqueboutent toujours sur les interactions entre la vie privée [3] du viennois et ses élaborations théoriques pour démontrer l’absurdité de la psychanalyse (en gros que Freud aurait transformé son vécu en théorie du fonctionnement psychique humain) et sur l’absence de pertinence de ses comptes rendus cliniques. [4]
Cette position est difficile à accepter à moins d’en dire de même de toute élaboration scientifique ou philosophique qui ne sont que le reflet de la subjectivité de l’auteur. La subjectivité inévitable n’enlève rien à mes yeux à la pertinence d’un résultat scientifique mais il suffit de ne pas être dupe : que la vérité scientifique n’est qu’une représentation du monde quand elle ne devient pas une idéologie comme par exemple le tout neuroscience ou le tout. génétique. [5]
L’affaire Theodor Reik est une illustration flagrante des réactions de résistance déclenchées par la psychanalyse.
Rappelons l’affaire : Reik, psychanalyste des premières heures et ami de Freud est accusé d’exercice illégal de la médecine par la ville de Vienne dès le 24 février 1925 puis une plainte est portée en 1926 (en invoquant la loi autrichienne sur le charlatanisme) contre lui (la procédure juridique s’éteindra car le plaignant fut expertisé comme déséquilibré) parce qu’il n’est pas médecin (il a fait des études de philosophie et de lettres).
Freud à prendra sa défense en allant très loin dans sa prise de position quant à la psychanalyse qui ne doit en aucun cas, pour lui, être assimilée comme une discipline accessoire de la médecine. Il écrira un article fondamental, soit « La question de l’analyse profane Entretien avec un homme impartial » écrit au printemps 1926 publié en septembre de la même année [6]
Freud, dans sa défense de la psychanalyse laïque, pointe avec force que la difficulté à être inhérente à la condition humaine et les souffrances qui y sont associées n’ont rien à voir avec une maladie ni une déformation de l’esprit. Le bouddhisme, par exemple, ne dit pas autre chose et la psychanalyse me paraît plutôt avoir des affinités avec ce type de démarche qu’avec la notion de psychothérapie.
Freud y étale avec vigueur ses positions sur cette question le 27 mars 1926 (un peu avant la rédaction de son grand article sur la psychanalyse profane) dans une lettre à Paul Federn (1871-1950) alors vice-président de la société psychanalytique de Vienne.
« Vienne, Berggasse 19
27.III.1926
Prof. Dr. Freud
Cher Docteur,
Merci de votre compte rendu circonstancié du débat sur la question de la Laienanalyse au sein de la Société Psychanalytique. Cela n’altère en rien ma position à cet égard. Je n’exige pas des membres qu’ils se rallient à mon point de vue, mais que ce soit à titre privé, en public, et s’il le faut jusque devant un tribunal, je le défendrai sans y apporter la moindre modification, dussé-je devoir rester seul à le faire. Certes, pour l’instant, quelques uns d’entre vous sont encore à mes côtés. Pour la divergence de position avec les autres, je n’ai pas l’intention de faire tout une histoire, aussi longtemps que je pourrai l’éviter. Que cette affaire gagne en ampleur, alors à coup sûr, je saisirai cette opportunité pour renoncer à mon actuelle présidence nominale de la Société, sans pour autant que cela affecte autrement nos relations. Le combat en faveur de la Laienanalyse doit, d’une façon ou d’une autre, être complètement apuré [littér. « vidangé”, n.d.t.]. Le mieux est de le faire sans attendre. Aussi longtemps que je vivrai, je me refuserai à ce que la A soit absorbée par la médecine. Il n’y a naturellement aucune raison valable pour que ce que je dis soit tenu au secret devant les membres de la Société.
Bien cordialement,
Votre Freud » [7]
Une opposition entre partisans de la psychanalyse laïque et ceux de la psychanalyse « dite » médicale se fit très vite vive.
Le Congrès de Innsbruck en 1927 fut précédé d’un débat autour de cette question de la pratique.
Dès l’automne 1926, l’état de New York fait tomber le couperet et interdit la psychanalyse laïque. Au cours du 11ème Congrès de l’International Psychonanalysis Association (IPA) à Oxford en 1929 La New-York Psychoanalytical Society (NYPS) assouplit sa position en acceptant les psychanalystes laïques avec cependant une restriction de taille, à savoir que les sociétés psychanalytiques américaines se donnent le droit de rejeter les demandes d’affiliation des psychanalystes formés en Europe (clause annulée en 1934 au 13ème Congrès de l’IPA à Lucerne).
Par exemple Ernest Jones (1879-1958) et Max Eitingon (1881-1943) et John Rickman (1891-1951) sont d’acharnés zélotes d’une psychanalyse médicale alors que Sandor Ferenczi (1873–1933) et Edward Glover (1888-1972) sont du côté de Freud pour une psychanalyse indépendante et libre de toute influence.
Quand Freud écrit la postface de son article de base La question de l’analyse profane après le Congrès d’Innsbruck, il n’y va pas par quatre chemins et critique vivement les « américains ».
Freud réitère sa position à Ferenczi dans une lettre du 22 avril 1928 où il écrit : « Le développement interne de la psychanalyse va partout, à l’encontre de mes intentions, s’écartant de l’analyse profane vers une spécialité purement médicale, ce que je considère comme néfaste pour l’avenir de l’analyse. En fait, je ne suis sûr que de vous, à savoir que vous partagez sans réserve mon point de vue. » [8] Le 13 mai 1928, soit dans la même période, il dit son pessimisme en écrivant à Ferenczi du « sombre avenir de la psychanalyse si elle ne parvient pas à se créer une place en dehors de la médecine » (9). [9] Une année plus tard le 27 avril 1929, il écrira toujours à Ferenczi que l’hostilité à la psychanalyse laïque est « Le dernier masque de la résistance à l’analyse, le masque médico-professionnel est le plus dangereux pour l’avenir. » [10]
Christian Jeanclaude
Psychanalyste
Strasbourg
Notes
[1] Voir par exemple L’anti-livre noir de la psychanalyse par Jacques-Alain Miller et collaborateurs, Paris, Seuil (Coll. Champ freudien), 2006 ; Pourquoi tant de haine ? : Anatomie du Livre noir de la psychanalyse par Elisabeth Roudinesco, Paris, Navarin, 2005.
[2] Mensonges freudiens : Histoire d’une désinformation séculaire de Jacques Bénesteau (Pierre Mardaga, 2002)/Le livre noir de la psychanalyse : Vivre, penser et aller mieux sans Freud de Jacques Van Rillaer (Auteur), Didier Pleux (Auteur), Jean Cottraux (Auteur), Mikkel Borch-Jacobsen (Auteur), Paris, Les Arènes (Coll. Documents), 2005/Le dossier Freud : Enquête sur l’histoire de la psychanalyse par Mikkel Borch-Jacobsen et Sonu Shamdasani, Paris, Empêcheur de penser en rond, 2006/Sigmund est fou et Freud a tout faux. Remarques sur la théorie freudienne du rêve par René Pommier, Paris, éditions de Fallois, 2008.
[3] id.
[4] Les comptes rendus cliniques de Freud (Le petit Hans, L’homme aux loups, L’homme aux rats, etc.) ne sont pas des descriptions exhaustives et fidèles (des enquêtes policières) des cures analytiques concernées mais plutôt des illustrations des concepts que Freud tente de rendre intelligibles. Pour ma part, je pense que tout compte rendu clinique psychanalytique est toujours une déformation de la réalité de séance. Le vécu de séance, totalement expérientiel, ne peut pas être fidèlement traduit par des mots : il s’agit d’un leurre dans lequel je ne m’engage pas. Je n’ai jamais écrit de comptes rendus cliniques pour des raisons éthiques (il n’est pas question de rendre compte de l’histoire qu’un sujet vous a confié) et d’honnêteté scientifique dont je viens de parler. Freud, en son temps, devait faire passer le message analytique pour asseoir sa discipline et il serait malséant de lui reprocher d’avoir décrit des comptes rendus cliniques conformes aux concepts qu’ils voulaient développer, ceci d’autant plus que l’expérience depuis plus d’un siècle n’a jamais démenti la réalité de ses intuitions et de la base de la psychanalyse qui pose l’inconscient comme primat de l’humain. Bien d’autres disciplines scientifiques sont maintenant obligées de se soumettre à cette réalité comme par exemple le cognitivisme (dans sa branche fondamentale et scientifique).
[5] C’est précisément un neurobiologiste de renom, Yehezkel Ben-Ari, fondateur et directeur de l’Institut de neurobiologie de la Méditerranée (émanation de l’INSERM) qui emploie plusieurs dizaines de chercheurs, lauréat du grand prix 2009 de l’INSERM, qui disait dans la Croix (le journal) vers la fin des années 1990 que le tout génétique est une approche très réactionnaire de l’être humain qui le restreint à un « jeu de chiffres et de lettres » ; il critique alors « la génétomanie et les mensonges du tout génétique ». Actuellement encore, il considère cette approche « réductionnisme » et apparentée à l’intégrisme religieux. Il est vrai que le scientisme (et non pas la science, ni la pensée scientifique) est toujours de l’ordre d’une forme de totalitarisme (le savoir inébranlable pour et à la place de l’autre comme idéologie : savoir pour l’autre [ce qui lui est bon !] dans la certitude absolue, que ce savoir soit politique ou d’autre nature, est toujours de nature perverse). (Voir les références dans la bibliographie : article du « Monde » de Pierre Le Hir.)
[6] L’article en allemand s’intitule « Die Frage der Laienanalyse ». « Laien » est un faux ami qui peut tout aussi bien se traduire par laïque ou profane.
Je préférerai plutôt le terme de « psychanalyse laïque » que celui de « psychanalyse profane » tout en usitant aussi ce dernier. Il s’agit d’une question terminologique difficile à trancher et peut-être que la position la plus sage est de laisser la porte ouverte aux deux termes. Sans entrer dans des détails, je pense que la laïcité connotée religieusement dans le sens d’anti-clérical (donc anti dogmatique) fait plus référence à une prise de liberté par rapport à un dogme (une psychanalyse médicale par exemple) contre-productif de la psychanalyse alors que profane aussi connoté religieusement renvoie plus à une transgression (profanation) d’une loi qui serait sacrée, donc à un acte destructeur d’une pratique définie et labellisée par des personnes prétendant savoir ce qui est bon pour l’autre. De plus, « profane » renvoie à l’ignorance, à laisser entendre qu’un « psychanalyse profane » serait un charlatan qui ne saurait pas de quoi il parle : Cette position est absurde car les « psychanalystes profanes » ont quasiment toujours suivi le cursus complet de la formation de psychanalyste (analyse + participation à des cartels/conférences/cours/etc. + un programme de lecture analytique qui leur donne une solide culture psychanalytique) sans compter, en plus, qu’ils sont en général pourvus de pré-requis particulièrement solides (philosophes, mathématiciens, scientifiques de toutes obédiences, artistes, enseignants, médecins généralistes ou spécialistes, etc. 😉
[7] Federn (E.) (Ernst [1914-2007], fils de Paul, lui-même psychanalyste laïque), témoin de la psychanalyse, coll. Histoire de la psychanal Federn (E.) (Ernst [1914-2007], fils de Paul, lui-même psychanalyste laïque), témoin de la psychanalyse, coll. Histoire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1994.
[8] Sigmund Freud/Sandor Ferenczi, Correspondance 1920-1933 Les années douloureuses, Paris, Calmann Levy, 2000 : 378
[9] Ib., p. 380.
[10] Ib., p. 411.